“On se souvient de Ding, le boucher de Zhuangzi. Il frappait de la main, avançait les épaules, fléchissait les genoux, tapait du pied, aiguisait son couteau. Il délaissait pourtant la simple technique. Quand il se heurtait à une articulation, il s’interrogeait, réfléchissait, cherchait la voie du vide, la plus facile, l’entre-deux : « Je fixe mon attention, je ralentis mes mouvements et soudain, le nœud se rompt. Je suis là, je tiens le couteau, je regarde autour de moi. Je suis heureux (…). Au début, raconte Ding en une belle métaphore de la  complexité, je ne voyais autour de moi que des bœufs entiers. Trois ans plus tard, je n’en percevais que des fragments, plus simples, plus faciles à vaincre. Je ne voyais plus le monde par les yeux, je l’appréhendais par l’esprit. »

Quand Sybille Friedel polit, façonne et passe au noir des racines ou des branches tordues ramassées çà et là dans le marais de Larchant, on ne sait si elle sculpte ou si elle écrit tant l’écart, d’une pratique à l’autre est insignifiant. « J’ai plongé dans la redoutable technique de la calligraphie chinoise, sans quasiment lever le pinceau pendant dix ans. Comme un musicien, je suis allée au bout de l’apprentissage. Jusqu’au point où l’on peut enfin oublier la technique : je respirais comme il fallait, mes mains agissaient malgré moi, j’avais besoin de tout mon corps (…).dix ans à produire dans le brouillard quelque chose de  sophistiqué et d’incompréhensible  à la fois, qui m’immergeait dans la réflexion, au cœur d’une technique, véritable grammaire, d’un autre pays, d’une autre civilisation, d’une autre philosophie. L’Extrême-Orient n’était qu’un chemin pour aller ailleurs. »

Une fuite ? La leçon a laissé des traces. La calligraphie est pleinement présente dans les peintures sur papier de riz, les paysages, les sculptures, les dessins de Sybille Friedel. Les danseurs qui ne se regardent plus, L’enfant qui s’avance, léger, les mains dans les poches ; l’homme qui s’efforce de vaincre, englué dans le sol, l’homme-fleur et la femme-fleur, l’oiseau qui plane sont visiblement nés de là.

Ici, les transferts sont complexes. La calligraphie chinoise et la peinture d’encre de Chine se doublaient d’un occidental entraînement au dessin. La fréquentation sérieuse du Muséum avait conduit à d’autres travaux : « J’ai beaucoup travaillé sur l’anatomie des animaux , des hommes (…). Je n’ai jamais cesser de  dessiner. »

Une sagesse de là-bas pour une culture d’ici mène droit au métissage.

Une fois la liberté acquise par la technique maîtrisée, il fallait revenir. 400 peintures au pinceau sur papier de riz furent jetées à la poubelle. Car les signifiants ne s’évanouissent jamais totalement derrière le médium.

L’artiste, elle, avait acquis la pratique extrême de la concentration, la maîtrise des gestes, presque une sagesse. Comme Ding, elle savait choisir la voie directe. Elle pouvait regarder ses mains, ses outils, sculpter la matière, presque malgré elle. Mais elle revenait. L’évolution avait été intérieure, invisible : « Et tout d’un coup, il y a deux ans, je me suis mise à dessiner. Je dessinais dans de grands carnets des hommes, incroyablement vivants ». On penserait à Jérôme Bosch, à James Ensor. On évoquerait des figures de la folie ou de l’étrangeté, mais toujours, de l’humanité. L’Occident revenait sur un socle d’Orient. L’essentiel était acquis : l’exercice de la liberté, les frontières effacées entre pratique et théorie, la sublime importance du trivial et de  l’insignifiant, l’abandon du voir pour l’interprétation, l’alliance du spirituel et  d’une intelligence du corps, le dualisme cartésien gaiement raturé d’un trait. La leçon d’Orient fut surtout celle d’un vivre : « Je ne finirai d’apprendre que lorsque je soupirerai pour la dernière fois ».

Les phragmites en forme d’encres de Chine bruissaient au vent du marais mais la référence n’était pas la recherche idéale de la vérité, le dessin sur nature. Il s’agissait d’une autre adéquation avec un milieu inexorablement changeant. Cette année-là, de lentes pluies avaient transfiguré le paysage. La nature devenait subversive. Il était temps de confier au corps le soin d’agir, lui qui savait. Nous, nous n’exercerions qu’une simple surveillance. Il fallait se laisser porter par les courants et percevoir, attentifs, ce qui passait.”
Monique Sicard
2012







Nabil El Azan
Formes et difformes
2011
“Sybille Friedel s’immerge dans l’art ancestral chinois dont elle s’évertue des années durant à saisir le trait. Pour la force de ce trait et aussi pour débusquer le sien propre car elle sait, selon l’enseignement de Chu Ta, que « le trait c’est l’homme même et tracer le trait en soi est une manière authentique d’être ». Le trait personnel de Sybille Friedel se trouvera  incontestablement sur ce point de jonction entre deux traditions séculaires, l’une venue d’Orient, l’autre estampillée en France. Autant dire un trait libre, fragile et puissant  tout ensemble, vertigineux comme une danse initiatique.    

À cet égard, l’accueil réservé à sa première exposition en Chine (avec le peintre chinois Wu Hua, au Musée des Beaux – Arts de Pékin) est éloquent.  Dans  le journal chinois Art Observation, le directeur de la faculté d’Histoire des Beaux-Arts de Pékin, Luo Shi Ping dit : « On voit  la  reproduction calligraphique des caractères chinois dont Sybille a généralement épuré les points obliques et les traits transversaux de la structure en  recomposant l’œuvre selon une logique occidentale (…). Chaque composition répond à une intention du peintre, à des degrés de lecture différents. Une gradation limpide apparaît au sein de cet espace pictural, ce qui souligne l’attachement au style occidental. Sybille Friedel appelle sa peinture paysages calligraphiés, la formule est exacte car cette méthode calligraphique lui offre une liberté d’expression absolue. Pour un peintre, se laisser emporter par la nature est un état passionnant auquel Sybille accède désormais ».

Cette liberté, Sybille Friedel n’aura plus de cesse que de l’exprimer par la calligraphique, à travers encre, bois, bronze, résine… Voilà ses idéogrammes  qui éclaboussent le papier de riz en se disloquant entre gris et blanc, qui se dressent vers le ciel tels géants de bois faméliques, ou encore qui flottent dans l’air en grappes de bois verticales,  comme des paroles énigmatiques tombées de la bouche d’un oracle. Car ce qui hante Sybille Friedel c’est avant tout le vivant. La nature, mais aussi les êtres. Alors elle sillonne le monde, pour capter sa beauté bien sûr, mais surtout pour la traquer. En elle gît la faille qui intéresse l’artiste, la fêlure, pourquoi pas le difforme ? Ainsi, d’un voyage au Liban en 2006, où les traces de la guerre sont encore brûlantes, elle ramène des visions et des sensations  bientôt transformées en paysages de déshérence, en figures estropiées, en lambeaux de chair… Exposée à Sully-sur-Loire, puis au Palais de Beiteddine au Liban en 2009, l’installation de ces œuvres, intitulée à juste titre Traces, enthousiasme la presse libanaise. Alain Chémali : « Une foule de « marcheurs » sur dalles et sur toiles s’avance, tel un paysage évolutif, tout à la fois forêt humaine, amoncellement de cadavres et alignement de pierres tombales… Des individus secoués de transes ou déterminés s’en détachent par instants et convergent vers le chœur où flottent, tel un texte écrit sur du vent, des vertèbres, des clavicules et autres fémurs d’un corps disloqué, un manuscrit en 3D d’idéogrammes indéchiffrables racontant les mystères de l’existence, les balbutiements de l’être et la force de la vie ».  

Ce travail sur le difforme, Sybille Friedel le creuse encore plus profondément aujourd’hui, l’érigeant en figure. À l’encre, en plâtre, en résine, en bois,  jaillissent  des formes minuscules ou géantes, terribles ou grotesques  dans lesquelles l’humain, l’animal et le végétal se confondent, se questionnent. Surtout qu’on n’aille pas  demander à l’artiste le sens de son travail.  Sybille Friedel se garde d’expliquer, de commenter  ou de souligner. Édith de la Héronnière l’avait bien dit : « L’oeuvre de Sybille Friedel a cette vertu de désigner en s’abstenant de nommer, de suggérer en disparaissant pour délivrer un je ne sais quoi de précis, de large, d’infini peut-être – une présence – ce qui a pour effet de raviver le courage, de magnifier le goût de vivre induit par cette manière de contempler le monde. Oui, il y a de la délivrance dans cette oeuvre ».”







“Roseaux, plumes, bulles, processions végétales, signes d’encre parcourus de courants d’air cosmiques, tantôt penchés vers l’orient, tantôt vers le couchant, agités parfois de tumultes et de tourbillons, ou bien encore  effleurés, comme par la caresse  d’un duvet, à l’image de la vie, ce Janus Bifrons distribuant ses douceurs et ses brutalités sans ménagement.

L’artiste recueille des sensations puis les laisse passer à travers elle dans la main qui tient le pinceau ou la plume. Le poignet s’élance, concentré, pure énergie à la rencontre du papier de riz dont la surface se laisse impressionner. L’artiste s’efface, assimilant les rythmes et les visions pour les transformer. Encre et eau jouent leur sonate, tantôt cristalline, tantôt basaltique, toujours musicale, au point que l’on songe à quelque suite de Bach. Et l’on se demande comment, par la seule vertu de l’eau, de l’encre et du papier, des élémentaires si fragiles, une telle affirmation d’énergie est possible sans que rien ne soit expressément dit.

La sauvagerie, poétiquement mise en rythme de manière à ouvrir l’espace à notre sensibilité et l’entraîner au-delà d’elle-même dans un bouillonnement de vie, dans un frémissement d’esprit, un vent – l’un de ces vents dont on ne sait « ni d’où il vient, ni où il va ». C’est cela, l’alchimie de l’encre et de l’eau, devenus les mediums d’une pure force vitale qui est aussi pure attention. La poétesse italienne Cristina Campo aurait sans doute reconnu en cette peinture l’une des formes possibles de ce qu’elle appelait la « sprezzatura ». L’œuvre de Sybille Friedel a cette vertu de désigner en s’abstenant de nommer, de suggérer en disparaissant pour délivrer un je ne sais quoi de précis, de large, d’infini peut-être – une présence - ce qui a pour effet de raviver le courage, de magnifier le goût de vivre induit par cette manière de contempler la beauté du monde. Oui, il y de la délivrance dans cette peinture.” 

Edith de la Héronnière
2010







Traits de caractère
2008
“À première vue, Sybille Friedel est une monomaniaque. Ses peintures, ses sculptures, ses mobiles, ses dessins... tous déclinent une seule et même idée fixe : la calligraphie chinoise. Des traits noirs, encore des traits noirs sur du papier blanc.

Qu’ils éclaboussent le papier de riz en se disloquant avec les gris et les blancs, qu’ils se dressent vers le ciel sous la forme de géants de bois faméliques, qu’ils flottent dans l’air en grappes verticales, les idéogrammes traversent l’œuvre de Sybille comme des paroles énigmatiques tombées de la bouche d’un oracle.

Et pourtant, si cette artiste a une obsession, c’est plutôt celle de la liberté. Mais une liberté acquise au prix de beaucoup de travail et de réflexion.
Depuis ses premières armes à 18 ans chez un sculpteur, dont elle préférait suivre les cours plutôt que ceux dispensés à la fac d’Assas, Sybille poursuit une quête paradoxale : atteindre l’indépendance par les chemins les plus tortueux. Question de tempérament....
Quand ses parents l’inscrivent à Penningen l’année suivante, ils la croient comblée. « En fait, je me suis vite sentie dans un carcan. Ce qui m’intéressait c’était d’apprendre à dessiner, à regarder. Après une année, j’ai compris que mon histoire était ailleurs.»
Ailleurs, ce fût d’abord au Muséum d’Histoire Naturelle. Sybille peut enfin s’adonner à temps plein à une nouvelle technique, celle de l’aquarelle. Pendant deux ans, elle y peint sans relâche des plantes et des animaux. Elle passe ensuite à la peinture sur porcelaine. Des contraintes encore plus grandes, une rigueur accrue et une même source d’inspiration : la Nature. Plus précisément, le marais de Larchant, « un écosystème d’exception

au Sud de Paris qui m’a toujours rattaché à l’essentiel. » Toutes les plantes qui le peuplent se retrouvent immortalisées sur les assiettes, les soupières, les services à thé qu’elle orne patiemment quatre années durant dans un atelier rue de Paradis. Une fois encore, même si elle devient professeur et enseigne avec passion à des étudiants qui finiront par monter leur propre atelier, Sybille finit par se sentir à l’étroit.

Son chemin de Damas, elle le trouve l’été 1983. Sa curiosité la pousse à suivre une amie dans le cours de maître Ung-Noo-Lee, un calligraphe coréen. Deux heures suffiront pour que la magie de l’encre, du pinceau et du papier opère. « Enfin, je tombais sur du solide, sur une force vitale incroyable. Ce jour là, j’ai compris que je n’allais plus quitter ce pinceau.» Un himalaya à la mesure de sa persévérance venait de se dresser pour longtemps devant elle.

Auparavant, Sybille n’avait jamais eu d’attirance pour l’art chinois, et encore moins pour la calligraphie. Son éducation bourgeoise très française l’avait davantage conduit vers la musique, la peinture ... les arts classiques occidentaux.

A présent, il allait falloir connaître la Chine, s’immerger dans sa philosophie, lire, comprendre, passer des heures et des heures à apprivoiser cette écriture armée seulement de son pinceau et de sa volonté.

Deux fois par semaine, elle retrouve le maître laconique, qui parfois saisit sa main lui transmettant force et concentration, dit trois ou quatre phrases .
Sybille accepte l’ascèse, au point de craindre l’égarement. « Au bout de plusieurs années, je lui ai dit : ce travail, ce n’est pas moi, ce n’est pas ma civilisation. Il m’a juste répondu : pourquoi te poser de telles questions ? C’est comme un cocon de ver à soie, tu finiras par trouver le fil, et alors tu le tireras et ton imagination viendra. D’ici là travaille, travaille encore..... »

Alors Sybille travaille. Une décennie entière. Elle trouve le temps de mener deux combats à la fois : la maîtrise de son art et la sauvegarde du marais. Dans son atelier , elle élabore une peinture abstraite à base d’idéogrammes chèrement maîtrisés. A Larchant, avec ses frères, ils préservent une nature concrète et fragile. Ils alertent les scientifiques, trouvent des financements, luttent contre les pouvoirs publics. Tout ceci avec la même ardeur qu’elle met au contrôle de son pinceau. En 1992, elle rencontre un peintre chinois venu exposer à Paris. C’est le choc. « Il faisait la même recherche que moi, le passage de la calligraphie à l’écriture abstraite. Il m’a convaincu de partir en Chine rencontrer des calligraphes. » Au prix d’une rocambolesque entreprise, ils finissent par exposer ensemble quatre ans plus tard au musée des Beaux-Arts de Pékin. La Chine commence à s’ouvrir, les gens de la rue osent venir voir le travail de cette occidentale qui les sidère à la fois par sa connaissance de leur écriture et la liberté qu’elle y met. Rencontres, échanges, reconnaissance aussi.... Sybille comprend enfin le sens des paroles de maître Lee.

Elle a trouvé le fil, à présent il suffit de suivre son instinct.
Ce qui la conduira plus tard à la calligraphie en trois dimensions, une grammaire inventée suspendue dans l’air, et, plus récemment, à la sculpture de personnages en bois longilignes. Des « marcheurs » que la lumière caresse pour créer à chaque regard de nouvelles formes. Et les couleurs ? Superflues. Pour elle, les gammes de blanc, de gris, de noir sont des couleurs. « Le travail de la lumière traverse ces nuances. Le regard de chacun y trouvera ses propres couleurs. »

Aujourd’hui,le marais de Larchant est classé réserve naturelle régionale , une garantie solide pour la protection des espèces et la perennité de sa biodiversité. A 55 ans, Sybille peut enfin partager sa liberté artistique, elle aussi conquise de haute lutte. « Je travaille seule mais je ne pourrais me passer des correspondances avec les autres arts. »En particulier la musique, son autre grande passion.

Cette année, elle a entamé un travail collectif avec l’Ensemble à cordes croisées. En concert, elle se livre à des performances picturales au son de Debussy, Saint- Saëns , Ravel ou Ortega. Dans les collèges, elle initie les élèves à la calligraphie puis leur montre le parallèle

calligraphie, peinture et musique : succès total. Maîtres et élèves en redemandent. « Une preuve de plus que l’art est indissociable de la pédagogie et de la réflexion. »

D’un voyage au Liban, où elle s’est nourrie de nombreux échanges, Sibylle a ramené des visions et des sensations spirituelles qu’elle a couché sur le papier dès son retour. « Des quartiers entiers s’étaient imprimés dans ma mémoire à mon insu, aussi fidèlement qu’une photographie.»
On pourra les découvrir en septembre et octobre prochains, dans la vaste nef de l’église de Sully-sur- Loire, où cette artiste exigeante va déployer pour la première fois son univers pluridisciplinaire. Elle y conviera un metteur en scène libanais pour des lectures de poésie. Et surtout, on verra une quinzaine de ses marcheurs dans un espace à leur (dé)mesure. Tous tendront leur foulée vers les mobiles géants, dans lesquels le public « ...déambule ... se perd ... médite». Les prémices de l’écriture n’ont-ils pas été trouvés dans la Nature ?”







VOIR TOUTE LA PRESSE